L’artiste dévoile la profondeur. C’est parce qu’il prend du recul par rapport au visible qu’il est proche de l’invisible.
Karlfried Graf Dürckheim
…et c’est malheureusement parce que les artistes d’aujourd’hui ne veulent plus être invisibles, qu’ils ont décidé de ne plus prendre du recul.
Encore que de grands noms ont pavé ce chemin tels Picasso ou Warhol. Car entre Cubisme et Pop Art, il n’y a qu’un pas vers l’industrialisation de l’art.
Mais est-ce un si grand mal que de ne plus vouloir vivre dans l’ombre de ses créations? Elles-mêmes dans la pénombre d’un médiocre appartement. Doit-on remettre en question leur intégrité artistique? Peut-on se permettre d’y voir autre chose qu’un simple besoin d’être enfin apprécié à leur juste valeur? Ou tout simplement de vouloir manger à leur faim…
Heureusement tout n’est pas si noir ou blanc.
Elle était maigre, les yeux cernés et le teint pâle de ceux qui n’ont pas laissé la caresse du soleil effleurer leur peau depuis des mois.
En plein milieu de l’après-midi, elle se réveille, la bouche pâteuse. Elle dort mal dans son studio qui lui sert à la fois d’atelier, de chambre et de cuisine. Bien que cette dernière fonction ne soit que rarement remplie.
Avec difficulté, elle commence à se déplacer. Peut-être le manque de nutrition, mais aussi le grand nombre de ses créations qui jonchent le sol. De sa main tachetée par la peinture, elle prend un verre d’eau qu’elle emmène jusque l’unique fenêtre de la pièce.
Bien que le soleil soit encore haut, le vis à vis ne laisse filtrer qu’un maigre filet de lumière. Comme chaque jour, elle se penche pour observer le petit coin de ciel, entre les bâtiments qui font face à son appartement. Une larme coule doucement sur sa joue. Le silence est soudainement brisé par un léger bruit de bois qui résonne. Quelqu’un toque à sa porte.
“Qui cela peut-il être” pense-t-elle, tout en se dirigeant vers l’entrée. Elle essuie ses yeux encore mouillés et demande : “Qui est-ce?
– Bonjour, c’est votre voisin.” répond une voix érodée par le temps.
Incertaine, elle reprend : “Qu’est-ce que vous voulez?
– Eh bien, je sais que vous êtes artiste et j’aimerais discuter de votre travail. Puis-je entrer quelques minutes?”
Étonnée, et agréablement surprise, elle se met instinctivement à se recoiffer. Après un bref coup d’œil à son appartement, elle ouvre rougissante, la porte.
“Je suis désolée, je n’attendais pas de visite.” se défend-elle, lorsqu’elle voit le regard bleu plein de compassion du vieux monsieur.
Elle ne l’a jamais vu avant. Il est élégant, mais habillé très sobrement. Décontracté, il se tient droit et dégage la sérénité d’un homme qui a vécu des dizaines et des dizaines d’années. Son visage, sillonné par les rides, irradie la confiance et le charisme.
“Quel superbe endroit. On peut sentir comme l’air ambiant est empreint d’un désir créatif puissant.”
Le regard oblique et méfiant, elle se contente d’acquiescer de la tête.
“Je comprend mieux pourquoi vous ne quittez pas cette pièce depuis des mois. Vous ne voulez pas que la muse s’en aille prématurément.
– Cela se voit à ce point…
– Mais c’est merveilleux voyez-vous, j’adore rencontrer des gens comme vous. Je vis pour ça, devrais-je même dire.
– Qu’est-ce que vous entendez par là?
– Eh bien, je suis une fée, ou un génie, ou encore un ange gardien, à vous de voir. Quoiqu’il en soit, je suis là pour vous aider.”
Ses muscles se tendent, elle sent des frissons dans sa nuque et se redresse aussitôt. Reculant légèrement d’un demi pas, elle fronce le regard.
“Pas d’inquiétude à avoir, je ne suis pas fou. Je sais que cela parait invraisemblable, mais je peux vraiment vous aider. Laissez moi vous le prouver.” et d’un geste rapide et mesuré, il fait apparaître une boule, de la taille du balle de tennis au creux de sa main.
“C’est bien ce que vous pensez. Une boule de cristal.” reprend-il avec un doux sourire, au milieu de son visage creusé par le temps.
“Vous êtes à un moment critique de votre art, et je suis là pour aider à prendre une décision.
– Mais… Comment le savez-vous?
– Chacune de ses petites larmes que vous avez versé devant cette fenêtre, le visage tendu vers le ciel, portaient douleur et questionnement. Suffisamment pour que je vienne aujourd’hui vous aider à répondre à cette question. Celle qui vous mine l’esprit depuis des mois.” Le vieil homme tend alors sa main. Les couleurs se mettent à danser dans la boule jusque là inerte pour former une image.
Il faut un certain temps à la jeune femme, le regard plissé, avant de reconnaître sa propre image, à la fois déformée par la courbure sphérique de l’objet et par le temps. Elle est plus vieille, élégamment vêtue et se déplace au milieu de gens au brushing impeccable et aux vêtements extravagants digne des plus grands couturiers.
“Mais qu’est-ce que cela signifie?
– Eh bien, c’est votre futur. Ou du moins un des chemins que peut prendre votre vie.
– Je vais devenir célèbre?” demande-t-elle avec étonnement et une intense curiosité.
“Si c’est ce que vous décidez, oui.
– Est-ce que je peux voir à quel genre de création je m’adonnerais?
– Bien sûr, c’est exactement pour ça que je suis là.”
La tête en avant, légèrement rentrée dans les épaules, elle appuie son regard. Puis les yeux écarquillés elle reprend : “Ce n’est pas possible. Ce n’est pas moi qui ait réalisé ses créations.
– Techniquement, ce n’est effectivement pas vous qui les a réalisé puisque c’est le futur. Mais c’est ce que votre futur “Vous”, créera.
– Mais je ne comprend pas, ces créations n’ont aucune substance, aucun sens. Elle ne véhiculent aucune émotions.
– Eh bien, regardons quel autre futur “Vous”, vous pourriez devenir. Vous comprendrez mieux le pourquoi de ma venue.”
La femme qu’elle voit, est entrain de peindre. Elle remarque son attitude concentrée et ses gestes sûrs.
“Montrez moi ce qu’elle crée s’il vous plaît.” tendant son propre regard vers le vieil homme.
Avec sourire, l’homme s’exécute. Et la jeune femme recule et éclate en sanglots. Puis bégayant après avoir repris possession de ses moyens : “C’est juste… incroyable…”
– Mais cette femme ne sera jamais riche et célèbre. Elle mourra quelques années plus tard à cause d’une santé fragile due aux années d’austérité, sans que son art ne soit un jour connu du grand public.”
Lui laissant le temps d’intégrer tout ce qu’elle vient de voir et entendre, il reprend après quelques minutes : “Il faut faire un choix, quel sera-t-il?
– Eh bien, c’est évident…